LE SENS DE LA VISITE | 02 processus de création « Ad libitum » 2
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Processus de création de "Ad libitum"
1- L’expérience initiale : un revécu de naissance

En 2004, Yann Desbrosses, acrobate aérien, vit un stage sur la naissance avec l’Ecole Française d’Analyse Psycho-Organique. C’est durant 10 jours une suite d’expériences, dont le temps fort est le revécu de naissance, accompagné sur des matelas par le groupe des stagiaires. Il découvre qu’un mouvement ondulatoire anime sa colonne vertébrale durant la dernière phase du revécu intra-utérin :

« Alors que le premier temps passé dans la matrice m’a semblé distendu – comme effiloché dans une autre dimension – un mouvement involontaire m’a soudain fait onduler, partant d’une poussée des pieds pour transmettre les oscillations jusqu’à mon crâne – sa puissance déplaçant plusieurs des personnes me contenant – en reptations mobilisant tout mon corps, toute ma force, tout mon cri, jusqu’à la sortie de la matrice. J’avais rencontré une puissance inconnue en moi : une ondulation vitale, urgente, incontrôlée mais fluide, me prenant tout entier comme un savoir caché, soudain sorti d’un très long oubli. J’avais donc désiré vivre avec cette force là ? Il fallait que je goute à nouveau à ce mouvement. Je décidai de remonter le temps, pour donner à voir cette rencontre avec l’archaïque. »

 

2 – Une collaboration

Mettre en scène la vie flottante de la prénatalité, c’est recréer une gravité aquatique. Et pour rendre compte de la puissance  » reptilienne  » des ondulations de la naissance, il faut trouver un dispositif amplifiant les ondulations de la colonne vertébrale.

Yann utilise depuis 2002 les élastiques, « Pour des acrobaties aériennes qui qui sont toujours des tentatives de me relier à l’environnement. Les élastiques me permettent d’exprimer la puissance et l’ambivalence du lien. » Il propose fin 2004 une collaboration à Loïc Person, plasticien s’inspirant de la géométrie du vivant pour composer des modules que l’on pourrait dire biomorphes, bien qu’ils ne soient la réplique d’aucune créature existante : « Loic travaille comme un démiurge de laboratoire : ses œuvres sont  » probables  » au sens de l’évolution, en les regardant je me dis parfois que telle ou telle forme a peut être existé il y a des millions d’années, puis disparue. Pour évoquer la prénatalité j’ai fait appel à lui, parce que je voulais donner à voir une sorte de chose vivante. » De son coté, Loïc partage avec Yann une attitude d’écoute de la nature, une observation qui permet d’y puiser un vocabulaire créatif : « J’ai été sensible à l’expérience de revécu de Yann, elle me faisait écho à une expérience passée. Mon émerveillement face à ma découverte de l’archéologie, sur un site paléolithique. Ce sentiment fort, en touchant ces quelques ossements datant de 10 000 ans. En plus d’être un saut dans le temps, un moment de construction de soi ! Depuis, j’ai été directement habité par l’idée  » d’origine « . Elle est inscrite, liée à tous mes travaux plastiques. Avec cette collaboration, j’expérimente ma recherche sur l’origine à travers l’énergie du vivant ».

 

3- Enquête sur la vie prénatale : ontogénèse, phylogénèse.

Comment comprendre ces expériences ? Nous avons enquêté sur la vie prénatale, pour trouver le dispositif scénique permettant de donner à voir l’ondulation de naissance.

Au 19ème siècle, Haeckel, biologiste allemand, postule que le développement de l’embryon (ontogenèse) reproduit dans ses grandes lignes, mais à une vitesse multipliée, le développement des espèces (phylogenèse). Combien de milliards d’années seraient-ils reproduits en accéléré de l’ovule au nouveau-né ? Comment est-ce pensable?

Cette hypothèse, contestée par les créationistes (qui s’appuient sur les travaux de Richardson pour nier l’évolution), a l’intérêt d’ouvrir un espace imaginaire interrogeant le lien entre l’humain et l’archaïque qui l’a produit. En moi, homme du 21ème siècle, que reste il de vivant de l’être monocellulaire subaquatique, de l’invertébré, du poisson, de l’amphibien, du reptile, du mammifère ? Cette question, dont la pertinence se justifie par l’observation du cerveau humain interroge le lien de l’homme moderne à son environnement :

 » Le système nerveux de tous les vertébrés est construit sur le même modèle : un encéphale constitué de 5 vésicules et 1 moelle épinière. Ce qui va les différencier c’est le développement relatif de ces différentes parties associées à des compétences comportementales variables. […] Ainsi dans le développement phylogénétique, peu de structures ont réellement disparu.  » Cours de psychologie de R.Ghiglione et J.F.Richard (Professeurs à l’ Université Paris VIII)

Le psychanalyste Sandor Ferenczi a étudié la part archaïque de notre constitution:

 » Tout se passe comme si derrière la façade aisément accessible aux descriptions biologiques survivaient dans les êtres vivants une sorte d’inconscient biologique, des modes de fonctionnement et une organisation appartenant à des phases depuis longtemps dépassées de l’ontogénèse et de la phylogénèse. Ceux ci n’agissent pas seulement comme les dirigeants occultes de l’activité organique manifeste ; dans certains états particuliers (sommeil, génitalité, maladie organique), leurs tendances archaïques supplantent les activités vitales superficielles…  » Sandor Ferenczi : Thalassa, psychanalyse des origines de la vie sexuelle.

Il remarque que la vie intra-utérine, propre aux mammifères, est apparue au moment de l’assèchement des océans, pour permettre la croissance du fœtus dans un milieu humide et protégé : la vie prénatale des mammifères est donc une réplique de la vie en milieu marin.

 » La psychanalyse, portée à chercher la détermination et la motivation de tout processus biologique et psychique, s’accommode mieux de l’hypothèse selon laquelle le liquide amniotique figure l’océan ‘ introjecté ‘ dans le corps maternel, où, comme dit l’embryologiste R.Hertwig, ‘ le faible et fragile embryon nage et remue et se déplace comme le poisson dans l’eau ‘ « . Sandor Ferenczi : Thalassa, psychanalyse des origines de la vie sexuelle

La naissance apparaît donc comme la réplique de cette  » catastrophe  » (au sens de changement radical d’état) venue par l’assèchement :  » […] au moment de l’accouchement il y a passage entre deux modes de vie, aquatique et terrestre, reproduisant l’assèchement des mers aux âges géologiques, comme plus tard la phase de latence est considérée comme reproduction accélérée des glaciations.  » Pierre Sabourin : Ferenczi, paladin et Grand Vizir secret

Mais comment ressurgit en nous cette strate archaïque? La sexualité la convoque puisqu’elle joue précisemment le retour à l’univers liquide et indifférencié :

 » Il [Ferenczi] pose la question : ces sensations orgasmiques et érotiques de flotter, voler, nager, d’être au septième ciel, ne sont-elles pas des représentations (mémoire inconsciente) de l’existence intra-utérine ? Il y a un rudiment historique ou préhistorique dans chaque symbole ;  » être comme un poisson dans l’eau « , n’est-ce pas l’expression langagière la plus étonnante pour évoquer comme une connaissance intuitive de nos origines lointaines en tant que vertébré aquatique ?  » Pierre Sabourin : Ferenczi, paladin et Grand Vizir secret

Temps béant vers moins l’infini, espace liquide sans pesanteur, mouvement primitif d’une colonne vertébrale ondulante, violence d’un changement d’état radical : Ad Libitum ( » selon ton désir « ) veut donner à voir cette rencontre avec l’archaïque.

 

4- Processus de création d’une interface

Nous avons choisi une structure aérienne suspendue sur élastiques, pour permettre un mouvement en gravité flottante et amplifier les ondulations même minimes de la colonne vertébrale. Le cahier des charges pose comme critère prioritaire … le confort. En effet l’enjeu est d’aborder l’ondulation par une interface contraignant le moins possible le corps, et ne nécessitant pas de vigilance concernant la sécurité, pour pouvoir vivre un état de conscience régressif. Pour Yann, « c’est une nouvelle façon d’aborder l’acrobatie aérienne. Il faut pouvoir « se lâcher » totalement. »

Un premier prototype fait de 7 ceintures de tissus suspendues à 24 élastiques ne donne pas la mobilité suffisante. Puis le choix est fait d’un dispositif monospace : un cocon, une poche dans laquelle l’acrobate peut être nu, libéré de toute accroche.Des modélisations mènent à la réalisation d’une chrysalide quasiment close suspendue à 24 élastiques. Ce deuxième prototype, cousu, permet d’onduler librement. Pour Loïc,  » il m’a semblé intéressant de ne pas illustrer la prénatalité, mais par une approche plus abstraite d’évoquer les différentes phases de la croissance d’un organisme. Le caractère non rigide de l’enveloppe en fait une matrice de formes. Une surface d’enregistrement du mouvement. » C’est la conception de l’orifice de sortie qui est la plus délicate : il doit pouvoir être clos, ou bien laisser passer progressivement le corps, sans le libérer d’un seul coup.

En guise de clin d’oeil distancié à l’échographie, nous avons choisi de teindre le cocon avec une encre thermosensible. Les zones de contact entre la peau de l’acrobate et le tissu se décolorent en quelques secondes, donnant ainsi une représentation décalée dans la forme et dans le temps. Lorsque le corps se déplace, la silhouette reste inscrite quelques secondes, en une rémanence étrange. Le son renvoie aux éléments et aux animaux archaïques. Il est diffusé d’abord en basses omnidirectionnelles (caisson de basse), ce qui accentue l’impression d’intériorité. A mesure que l’acrobate va vers la sortie, le son se directionalise, se définit en donnant à entendre les composantes aigües.

Yann trouve dans ce dispositif un espace de sécurité, et paradoxalement, de vertige: « Evoluer à l’intérieur me donne le sentiment d’être bien contenu, je peux m’abandonner, bercé par les oscillations du cocon, dans une sorte de nuit de la conscience, délicieuse et effrayante aussi : j’y contacte l’angoisse de ne pas en sortir. Mais le dispositif est si instable qu’un geste léger suffit à me renverser, il me faut lentement apprivoiser le cocon, prendre tout le temps de laisser faire le mouvement, comme si il savait où il va, comme si le contrôle de la chair était ici de trop, laisser se dérouler mes membres comme la tige d’une fougère le matin, pour trouver en moi les lois de cet espace étrange, et enfin contenir la puissance du spasme menant à la sortie. C’est dans cette douce apesanteur que je trouve cet abandon végétatif, ce retour à l’organique profond, qui est le lieu du jaillissement vital de la naissance. »

 

5- Forme intérieure, forme extérieure

La première du spectacle a eu lieu entre les 4 magnifiques êtres pourpres du parc de Rentilly (77). Pour Yann : « Le son des feuilles de l’arbre agitées par le vent, la transparence discrète de la lumière du soleil, le balancement léger du cocon induit par le tronc, créent en soi une matrice. Je m’y sens relié à quelque chose de vaste… . » L’accroche en arbre permet un dialogue singulier avec le site, qui fait alors figure de matrice.

La Ferme du Buisson, Scène nationale de Marne la vallée, a ensuite accueilli le spectacle en création lumière, pour représentation au festival Temps d’image (Arte/FdB). Stéphanie Richard a adapté ce spectacle à un espace intérieur, en dégageant le cocon de son environnement: il semble flotter au fond d’un espace abyssal. La métaphore prénatale est plus forte pour le public, assis en cercle sous le cocon.

Les deux vidéos présentent les deux versions dans leur complémentarité.